Je vois ce qui nous arrive dans leurs yeux. Je l’entends dans l’intonation de leur voix. Depuis trois semaines, des mois ou peut-être même des années, pour peu que je rencontre des connaissances, ici à Paris, ou qu’on me présente à quelqu’un que je ne connais pas et qui apprend que je suis libanais, je vois la même chose sur leurs visages. Je vois ce que nous vivons sur leurs visages.
À chaque fois, c’est la même consternation, la même désolation, le même « je suis désolé(e) de ce qui vous arrive ». La même manière de nous regarder, avec parfois les yeux baissés et les mains jointes, avec la même pitié et le même embarras de ceux qui ont eu la chance d’être nés du bon côté de la planète. La chance de n’avoir jamais rencontré le désastre, le vrai. La chance de n’avoir jamais goûté à l’odeur de la poussière et du sang. La chance de n’avoir jamais été réveillés en pleine nuit par le chuintement d’un avion ou l’explosion d’un missile qui déchire sa ville.
À chaque fois, la même question, en vrai ou par message, « Ils sont en sécurité tes parents ? » « et ta famille ? » « et tes amis ? » « Comment ça va, là-bas ? » Ce « là-bas » qui est leur manière de décrire notre coin cassé, cabossé du monde où tout se dilue désormais dans le mot guerre. Dans des nuages de fumée et des montagnes de cendres où croupissent et disparaissent des vies, des corps et des souvenirs qu’on ne parvient plus à compter. Comment ça va ? Comment leur répondre ? Quoi leur dire ? Par où commencer ?
La tête et le cœur à Beyrouth
Comme tous ceux qui sont loin, je me réveille tous les matins avec la peur d’apprendre ce qui s’est passé pendant les quelques heures où l’épuisement a eu raison de moi. La peur de savoir à quel point mon pays, ma ville, ont pu changer et être défigurés en l’espace de quelques heures seulement. La peur de découvrir ce que la vague de barbarie israélienne a pu encore engloutir ou faire disparaître dans la nuit. Tous les matins, je me lève en me demandant ce qui nous est arrivé et comment nous avons pu en arriver là. Comme tous ceux qui sont loin, j’ai encore la tête et le cœur au Liban, même si je n’y suis pas physiquement. Même si, pour tout lien matériel avec ma ville, il ne me reste plus que mon téléphone, mon écran de télévision éternellement branché sur les chaînes locales et la voix lointaine de mes amis et ma famille qui se cassent en me disant qu’ils tiennent bon. Les journées passent avec cette étrange impression d’être constamment en décalage horaire, à devoir continuer de vivre, à devoir continuer à se lever et faire bonne figure, même si le cœur et l’esprit n’y sont pas et qu’ils sont restés « là – bas ».
« Comment ça va ? » Qu’on soit partis ou restés, on se sent tous impuissants, délaissés, seuls, en fait. On a l’impression d’être en plein naufrage, sans capitaine ou équipage. On a l’impression de compter pour rien. On a l’impression d’avoir été jetés au feu, pendant que le monde entier assiste à notre lente combustion, avec pour seule réaction un « je suis désolé de ce qui vous arrive ». Qu’on soit partis ou restés, on a l’impression que tout ce qui se décide pour nous se décide dans notre dos, et tout ce qui nous est infligé nous est infligé en plein cœur. Qu’on soit partis ou restés, la vie se coince désormais entre deux attaques israéliennes. Elle se fraye un étroit chemin en attendant le prochain mur du son, la prochaine attaque, le prochain nuage de fumée au-dessus du Sud, de la Békaa ou de Beyrouth ; le prochain appel à des donations de sang, le prochain bruit des sirènes d’ambulance et le prochain décompte des morts. Les prochaines images d’un village, d’un quartier qui s’évaporent.
Avichay Adraee et le bruit des drones
« Comment ça va ? » Ceux qui sont restés au Liban, par choix ou par défaut, ne dorment plus. À défaut d’être morts, ils ne vivent plus. Où qu’ils soient, même dans les quartiers sûrs, ils ne sont jamais à l’abri, en sécurité. Quoi qu’ils fassent, où qu’ils aillent, l’effroyable vrombissement d’un drone au-dessus de leurs têtes les suit partout jusqu’à les pousser dans la folie. Comme un rappel que de ce côté du monde, nous n’avons pas droit au répit. Comme la menace de quelque chose dont plus personne ne peut prédire les contours, comme le risque d’on ne sait trop quoi ne les quitte plus.
Tous les soirs, plus ou moins à la même heure, un homme, Avichay Adraee, le porte-parole arabophone de l’armée israélienne, son visage qui incarne l’enfer à lui seul, apparaît sur nos écrans, avec le plan d’un quartier de Beyrouth qu’il nous prévient qu’il faut évacuer de suite parce qu’il sera bientôt bombardé. Ce plan-là, vu d’en haut, contient des immeubles résidentiels, des commerces, des hôpitaux, des écoles, des mosquées qui, quelques minutes plus tard, disparaîtront. Ces plans-là, présentés par Adraee avec une précision chirurgicale et démoniaque, abritent des hommes, des femmes, des enfants, des familles, des vies et des souvenirs qui ne seront plus jamais. Tous les soirs, Avichay Adraee nous annonce la fin d’un pan de notre pays avec la plus grande des froideurs et le silence du monde entier, dans son dos.
Quelques minutes plus tard, avec une ponctualité démoniaque, viennent les routes bondées de gens qui fuient avec des morceaux de leurs vies d’avant dans des valises de fortune, puis les explosions, les nuages de fumée, les enfants arrachés à leur sommeil par le bruit des avions, les parents à bout qui ne savent plus comment les consoler et ceux qui sont loin qui les appellent frénétiquement pour s’assurer qu’ils sont encore en vie. Voilà comment ça va, au Liban, de ce mauvais côté du monde, où nos vies sont des poussières sur la balance des vies humaines…