La République est menacée, mais une peinture se dresse pour alerter. Une cité risque de basculer vers la tyrannie, alors une fresque l’avertit. Une commune fondée sur le bien commun est en train de vaciller en un gouvernement de quelques-uns. Et voici qu’une image prévient. Nous sommes à Sienne en Italie, en 1338, au moment où l’Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement est peinte par Ambrogio Lorenzetti (1290-1348). Pourtant, c’est comme si cette œuvre nous parlait d’aujourd’hui. De la crise de la représentation politique, de la désintégration républicaine. Et pour certains même de la condition féminine, de la transition écologique et des guerres contemporaines.
Or la fresque est, depuis novembre 2021, en cours de restauration. Comme si le « bon gouvernement » s’était éclipsé ; d’Italie, avec la prise de pouvoir de la première ministre, Giorgia Meloni, mais pas seulement. D’où l’envie, au moment où l’Europe semble désorientée et la société française si fracturée, de partir à sa rencontre. Avant tout, la description d’un panorama qui a suscité tant d’interprétations et demeure une inépuisable source d’inspiration s’avère nécessaire. D’autant qu’« une émotion esthétique est plus forte lorsqu’elle est accompagnée par un savoir et préparée par une connaissance », témoigne l’historienne Ludivine Bantigny qui, éblouie par ce « choc de pureté », a emmené au printemps ses élèves du lycée Carnot à Paris (17e arrondissement) en Toscane, et à Sienne en particulier, sans hélas pouvoir contempler l’œuvre. L’objectif : comprendre les conditions de sa réalisation pour mieux apprécier sa puissance de figuration.
Dans l’Italie du Trecento (les années 1300), la ville médiévale de Sienne expérimente – comme Florence, sa grande rivale – une forme politique singulière : un régime communal organisé autour d’élections, de rotations des charges et de décisions collégiales. Dans la salle de la Paix du Palazzo Pubblico, des conseillers tirés au sort forment, de 1287 à 1355, le « gouvernement des Neuf » et administrent la République siennoise pour une durée de deux mois. La République est toutefois en danger, menacée depuis le XIVe siècle par une forme d’autocratie qu’on appelle alors « seigneurie ». C’était hier, mais ça ressemble à aujourd’hui : la cohésion sociale chancelle sous le poids de la concentration des richesses, les ambitions personnelles minent les décisions collectives, et les luttes politiques intestines corrodent l’esprit civique. Le langage se corrompt, l’oligarchie pointe à l’horizon. Elle oppose la force au droit, critique l’égalitarisme et réclame au pouvoir un homme fort.
Un plaidoyer pour le régime communal
C’est alors que le gouvernement des Neuf commande au peintre lettré Ambrogio Lorenzetti une fresque pour encadrer les magistrats et rappeler à la ville comme à ses édiles les effets du bon et du mauvais gouvernement. Déployée sur trois murs et trente-cinq mètres de long, la peinture réalisée en 1338-1339 est un plaidoyer pour le régime communal. Sur la paroi nord, face à la fenêtre du mur sud qui s’ouvre sur l’arrière du Palazzo Pubblico et la campagne siennoise (le contado), est représentée l’allégorie du bon gouvernement. Dépeintes sous les traits de personnages féminins, la Sagesse, la Concorde et la Justice siègent en compagnie d’une figure masculine – suzerain aux couleurs noir et blanc de Sienne ou incarnation du Bien commun – au-dessus des représentants de la ville, reliés ensemble par une corde qu’ils tiennent dans la main.
La paroi est décrit les effets du bon gouvernement sur la ville et le contado : une cité prospère faite de briques et de pierres où l’on s’affaire, animée par des maçons sur le toit des maisons, des orfèvres et des tailleurs dans leurs ateliers. Comme l’ont relevé maints critiques d’art, la città (la ville) ainsi dépeinte apparaît comme une dolce vita : des danseurs font une ronde en pleine rue alors qu’un fauconnier accompagne une noble chasse à travers les paysages de champs cultivés, de flore et de faune des collines toscanes. Face à elle, la paroi ouest dépeint les effets du mauvais gouvernement : une campagne fantomatique de terre brûlée où l’on guerroie et où l’on pille, une ville cadavérique aux tons délavés où l’on vole et viole sous le regard sarcastique, bouffonnant et effrayant du tyran.
Artiste savant et philosophe, Ambrogio Lorenzetti place sous les effets du bon gouvernement l’inscription suivante : « Tournez les yeux pour admirer, vous qui exercez le pouvoir, celle qui est peinte ici ». Car l’œuvre a été réalisée pour édifier. « C’est plus qu’un lieu, c’est un événement », affirme l’historien Patrick Boucheron, auteur de Conjurer la peur. Sienne, 1338. Essai sur la force politique des images (Seuil, 2013). Un événement esthétique et politique toujours d’actualité. Car la fresque ne date pas du XIVe siècle, « elle existe depuis le XIVe siècle », précise l’historien. Ce qui signifie qu’elle nous parle encore. Qu’elle est toujours active. Elle fait même partie de ces images qui alertent, comme La Mort de Marat (1793), de David (1748-1825), annonciatrice de la dégénérescence de la Révolution française et de la réaction thermidorienne, ou encore Guernica (1937), de Picasso (1881-1973), figuration picturale de la déflagration du fascisme qui ne sera pas circonscrite à la guerre d’Espagne.
« Dimension esthétique du gouvernement »
Dans Sentir le grisou (Editions de Minuit, 2014), le philosophe Georges Didi-Huberman rappelle que les mineurs utilisaient des oisillons en cage comme sentinelles pour prévenir ces explosions accidentelles de gaz dans une mine, appelées « coups de grisou ». Le frémissement du plumage de ces « devins » en était souvent le funeste présage. Les artistes, tel le poète et cinéaste Pier Paolo Pasolini (1922-1975), dit-il, jouent ce rôle. Selon Patrick Boucheron, la fresque de Lorenzetti revêt également cette fonction : « L’image, comme le serin en cage des mineurs, se hérisse au moment du danger et c’est cela que l’on attend de l’art, qu’il prévienne de la catastrophe », écrit-il dans Ce que j’apprends d’elle, nom d’un carnet inédit qu’il a tenu sur son rapport à l’œuvre, entre 2013 et 2015.
Un exemple ? Ces deux soldats sur lesquels Patrick Boucheron porte la focale, dessinés sur le mur nord, sous l’estrade des vertus et qui, déclare-t-il, ont l’air d’avoir peur sans que l’on sache très bien de quoi. Ils se serrent l’un contre l’autre. L’un regarde de biais, et l’autre vers le haut. On ne sait d’où vient le danger. L’un regarde au loin, vers les ennemis auxquels la nation fait face, l’autre regarde en lui-même vers les conflits qu’entretient la nation, décrit-il. « C’est ça, l’astuce du pouvoir. Utiliser la menace qui vient de l’extérieur pour réprimer les ennemis de l’intérieur. Et donc gouverner par la peur », analyse l’historien. La peinture de Lorenzetti n’est pas une œuvre du passé, et encore moins une œuvre passée, mais une fresque qui dépeint ce qui pourrait se passer.
Conçue « en état d’urgence », la fresque du Bon Gouvernement est ainsi l’une des peintures italiennes les plus commentées. Dans L’Artiste en philosophe politique. Ambrogio Lorenzetti et le Bon Gouvernement (Raisons d’agir, 2003), le politiste britannique Quentin Skinner explique que l’œuvre de Lorenzetti illustre la philosophie pré-humaniste cicéronienne selon laquelle « la seule façon d’établir le triomphe de la paix est de s’assurer que personne ne pourra poursuivre ses propres ambitions aux dépens du bien public ».
Titulaire de la chaire « Etat social et mondialisation » au Collège de France et auteur de La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014) (Fayard, 2015), Alain Supiot élabore une partie de son « analyse juridique des solidarités » à partir de cette « dimension esthétique et poétique du gouvernement perdue de vue par ceux qui n’y voient qu’un instrument de domination ». Egalement professeur au Collège de France et auteur du Bon Gouvernement (Seuil, 2015), l’historien Pierre Rosanvallon estime, à la lumière de cette œuvre, que « la façon de gouverner − comme la qualité d’écoute des citoyens – apparaît aussi importante que la nature des décisions prises ». Une grande partie de la pensée politique contemporaine est pénétrée de cette fresque italienne.
« La matrice de notre crise systémique »
Mais comment est-il possible qu’une telle douceur nous permette de conjurer la peur ? Pourquoi est-ce un artiste qui donna, mieux qu’un philosophe ou un politiste, corps et forme à l’autonomie républicaine ? Dans quelle mesure peut-elle figurer l’image d’une ville durable ? A l’heure de la reproductibilité technologique de l’œuvre d’art, des centaines d’images de la fresque sont en libre accès sur Internet. Des vidéos, parfois remarquablement agencées, opèrent des travellings et des zooms précieux sur cette peinture savamment pigmentée d’ocre et de bleu. Aucune image numérisée ne permet cependant de percevoir la puissance de son aura, de faire l’expérience de sa matérialité, d’éprouver la singularité de sa présence. Il faut donc chercher à l’approcher. Et entrer en contact avec ceux qui ne cessent de la tutoyer ou, comme dit Patrick Boucheron, d’être « regardés par elle ».
Julien Dossier appartient à ce cercle de passionnés qu’il appelle les « lorenzettistes ». Fondateur du cabinet de conseil Quattrolibri, cet expert en neutralité carbone a découvert la fresque en 2010, au détour d’un cours qu’il donnait à l’Ecole des hautes études commerciales sur la ville durable. « Las du technosolutionnisme comme d’images hors-sol », il tombe sur ce singulier panorama qu’il ne lâchera plus : « Quand je vois la fresque, je me sens chez moi. » Julien Dossier établit une correspondance entre les vices des effets du mauvais gouvernement et l’air vicié de notre environnement pollué. Et y perçoit « la matrice de notre crise systémique ». Comme une pierre de Rosette ou un calque, il conçoit la fresque de la « Renaissance écologique », dessinée par Johann Bertrand d’Hy en 2015, et publie un ouvrage du même nom, Renaissance écologique. 24 chantiers pour le monde de demain (Actes Sud, 2019). Traduite par un simple dessin duplicable à souhait, la fresque ainsi schématisée devient un support pédagogique pour la transition écologique.
Son étroite fréquentation de l’œuvre et du Palazzo Pubblico lui a permis de faire ouvrir pour nous les portes d’une salle encore fermée au public. Programmé au printemps, le voyage pour Sienne s’est fait en train, du 14 au 17 avril. Car Julien Dossier est un voyageur éthique. Et même un bateleur écologique. Cet été, il a ainsi traversé la France à bord d’un « vélocar », quadricycle doté de panneaux solaires tout au long d’une « diagonale du plein » de 1 200 kilomètres qui l’a mené de Concarneau (Finistère) à Arles (Bouches-du-Rhône), sans faire le plein d’essence. Une expédition menée du 16 juillet au 21 août, en vingt-quatre étapes, chacune d’entre elles étant consacrée à l’une des zones de la fresque déployée en trois dimensions. Julien Dossier a en effet fait sienne l’assertion de Patrick Boucheron : « Ce qui fait le bon gouvernement n’est pas la sagesse des principes qui l’inspirent ou la vertu des hommes qui l’exercent. Mais ses effets concrets, visibles et tangibles sur la vie de chacun. »
« Symbole de la culture démocratique »
Arrivé à Sienne, un rendez-vous est pris en soirée avec deux lorenzettistes, Luciano Benedetti et Simone Bastianoni. Le premier est l’ancien directeur des musées de la municipalité ; le second est professeur de sciences environnementales à l’université et directeur de l’alliance pour la neutralité carbone de la ville. Tous deux sont des « amoureux de la fresque ». Enfant du pays, Luciano Benedetti a grandi avec cette image et ne cesse de s’en inspirer : « Si un extraterrestre débarquait, il faudrait lui montrer cette œuvre comme le symbole de la culture démocratique et du respect de la chose publique. » L’universitaire Simone Bastianoni est, lui, fasciné par « la fluidité de la circulation entre la ville et la campagne, la symbiose entre la nature et la culture qui témoigne d’une dynamique pré-écologique ».
Autour d’un plat de pici, fermes et goûteux spaghettis siennois, les langues se délient. Il faut dire que la campagne électorale municipale bat son plein. Elle oppose notamment le maire sortant, Luigi De Mossi, candidat indépendant d’une liste civique soutenue par les droites, Anna Ferretti, proche du Parti démocrate, et Nicoletta Fabio, candidate indépendante défendue par le parti Fratelli d’Italia, dans un scrutin très disputé. « Vingt-trois listes qui s’affrontent, cette élection ressemble au Palio ! », lance Luciano Benedetti, allusion à cette course de chevaux siennoise qui oppose différentes contrade (quartiers) deux fois par an sur la Piazza del Campo, et dont l’activité rythme l’année de rituels, de chants et de défilés. Mais une chose relie cependant presque tous les candidats : la fresque de Lorenzetti, que tout le monde s’approprie. Impression de participer à une étrange et familière confrérie. Comme si, à la manière de ses contrade, la ville était habitée, sédimentée et même hantée par cette image.
Le lendemain matin, la Piazza del Campo entraîne les visiteurs comme autant de ruisselets vers l’ancien Palazzo Pubblico. Au premier étage, une porte est condamnée mais les restaurateurs invitent à monter l’escalier qui permet d’accéder aux échafaudages. Car la peinture est originairement surélevée, et le dispositif mis en place permet d’y travailler et de la voir de plain-pied. C’est alors que la fresque apparaît. Et qu’une étrange sensation envahit l’observateur, saisi par la sérénité des visages et la douceur des couleurs qui baignent ce paysage urbain à visage humain. Un « sentiment océanique », pourrait-on dire avec l’écrivain Romain Rolland (1866-1944), non pas au sens d’une connexion mystique avec la nature cosmique, mais une forme d’accord et de plénitude liée à la chose publique. Pourtant, avec une paroi (nord) de sept mètres et deux parois (est et ouest) de quatorze mètres qui se font face, la fresque n’est pas si grande. Elle semble néanmoins infinie et permet habilement d’articuler le tout et ses parties. « On se surprend à rêver de cette somptueuse composition comme d’un grand vaisseau à l’arrêt », résume Patrick Boucheron.
Faire « parler la matérialité » de l’œuvre
Les restaurateurs, eux, sont plus concrets. L’œuvre est menacée par l’érosion et la corrosion. Conçue avec des couleurs délayées à l’eau sur un enduit frais, elle apparaît gondolée. Des parties s’estompent. Muni d’une lampe, le photographe du chantier met en relief les aspérités des parois, et les ordinateurs des restaurateurs permettent de comprendre les différentes étapes de leur réalisation. L’archéologue Nadia Montevecchi explique que son travail consiste à faire « parler la matérialité » de l’œuvre. L’approche archéologique ne chasse pas l’impression esthétique, mais ramène au contraire la fresque à ses filiations archaïques, comme si l’on redécouvrait une sorte de grotte de Lascaux de la République.
La sérénité de l’image provient notamment du personnage de la Concorde dont est matérialisée l’étymologie : con corda. C’est en effet reliés « avec une corde » que les conseillers et les citoyens doivent s’accorder. La figure de la Paix incarne, elle aussi, cette politique de la douceur. Indolente, la tête penchée, soutenue par un poing, alanguie, elle semble s’être délivrée de son armure et avoir vaincu les ennemis de la cité. Elle tend l’oreille « comme dans nos souvenirs d’enfance les Indiens sur les rails de chemin de fer pour entendre ce qui vient de loin », écrit Patrick Boucheron dans ses carnets. « Elle est belle mais elle est mélancolique, poursuit-il, l’oreille tendue, jamais tout à fait au repos, elle écoute la ville en paix mais aussi les rumeurs de la guerre et de la tyrannie. On peut lire dans ses yeux les annonces apeurées de toutes nos tempêtes. »
Même s’il faut savoir aussi « se méfier de cette puissance de métaphorisation », dit-il, difficile de résister aux tentatives d’actualisation. D’autant que l’historien n’a cessé lui-même de trouver des échos de la partie funeste de cette fresque dans les événements contemporains, de « l’ensauvagement de l’espace public » qui fit brutalement « effraction dans l’image » lors des attentats de 2015, aux rues désertes et dépeuplées du « temps du grand confinement » en 2020.
Equilibre des pouvoirs
Quel détail de la fresque encore actuel Ludivine Bantigny retient-elle ? Le rabot que porte la Concorde, contrepoint à la scie détenue par la Discorde qui divise les citoyens. « Le fait que les neuf édiles de Sienne aient tous la même taille est essentiel. Ce rabot est bien sûr symbolique : il ne s’agit en aucun cas de couper des têtes ! Mais ce qui me semble fondamental dans une perspective émancipatrice et d’espoir pour le temps présent, analyse l’autrice de Que faire ? Stratégies d’hier et d’aujourd’hui pour une vraie démocratie (Editions 10/18, 112 pages, 6 euros), c’est une véritable politique de l’égalité, elle-même porteuse de justice. Raboter les fortunes, les pouvoirs, les grandeurs excessives qui mènent à la tyrannie est dès lors décisif. »
Professeure émérite d’histoire médiévale à l’université de Sienne et autrice d’Operazione Buon Governo. Un laboratorio di comunicazione politica nell’Italia del Trecento (« Opération Bon Gouvernement. Un laboratoire de communication politique dans l’Italie du XIVe siècle », Einaudi, 2022, non traduit), Gabriella Piccinni insiste sur « la force de la communication politique » contenue dans cette « poésie murale » en forme d’« immense bande dessinée ». Car « la leçon la plus actuelle du Bon Gouvernement réside dans la manière choisie par le peintre pour rendre crédible le projet politique », relève la spécialiste du Trecento. Cette fresque rend en effet sensible la « conséquentialité » entre les principes politiques et les effets qu’ils ont concrètement dans la société. L’équilibre des pouvoirs produit des corps équilibrés et des relations apaisées. La République n’est pas juste une idée, mais une forme politique incarnée.
L’historienne de l’art a également travaillé sur la violence faite aux femmes au Moyen Age et pointe « ces hommes armés, censés garantir l’ordre, qui profitent de leur position pour agresser et violenter une jeune fille », dans la partie consacrée aux effets du mauvais gouvernement.
Un réceptacle, une mise en scène, un théâtre
La crise démocratique ou le mouvement #metoo modifient la perception d’une œuvre sur laquelle se projettent nos aspirations comme nos hantises. Cette fresque est un réceptacle. Une mise en scène. Un théâtre. Voici d’ailleurs que surgit Luigi De Mossi, maire de Sienne alors en exercice, comme s’il sortait du tableau. Volubile et informé, le politicien salue les restaurateurs et guide les rares visiteurs, comme il le fit le 2 juillet 2022, lors de la venue à Sienne de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants des Etats-Unis, vantant « la valeur encore très actuelle » de cet « avertissement plastique », conduisant à « la nécessité pour la politique d’unir les communautés divisées ».
Au cours de son speech, Luigi De Mossi regarde la figure du tyran et cherche une traduction en français pour le désigner : « C’est le maire », s’écrie-t-il. « Alors, c’est vous », sourit une partie de l’assistance. L’édile sera battu aux élections suivantes, en mai 2023. « De nombreux leaders politiques, de droite ou de gauche, ont utilisé les images du Bon Gouvernement, à commencer par Silvio Berlusconi [1936-2023] », rappelle Gabriella Piccinni. L’historienne a elle-même pris part à la campagne électorale aux côtés de la candidate du Parti démocrate. Elle siège aujourd’hui dans l’opposition au conseil municipal face à la nouvelle maire, Nicoletta Fabio. La carte de visite de Gabriella Piccinni témoigne de l’inépuisable usage politique de l’icône visuelle : sur le petit rectangle en carton marqué du logo de son parti, son visage souriant se détache d’un détail de la fresque. « Mais moi, je l’ai étudiée, alors j’ai bien le droit ! », s’amuse la spécialiste de Lorenzetti.
L’expert en neutralité carbone Julien Dossier, lui, est resté aimanté par le côté est, où se joue l’articulation entre la città (la ville) et le contado. D’où l’envie d’entrer dans le tableau. Le lendemain, le cap est mis sur le parc naturel du Val d’Orcia (Toscane). Comme dans la peinture de Lorenzetti, il faut passer les murailles de la ville et rejoindre la campagne qui, par endroits, a l’air de n’avoir pas changé depuis le XIVe siècle. Les champs et les collines de cette région, classée au patrimoine de l’Unesco, sont préservés. Mais partout ailleurs l’agriculture intensive reste de mise.
La visite de vignobles en biodynamie et de fermes maraîchères permacoles se poursuit au flanc de reliefs soyeux coiffés de cyprès alignés, sur lesquels le rouge des coquelicots « chante la gloire du vert » du blé en herbe, comme disait Baudelaire. Chacun sait pourtant que la transition écologique ne se fera pas qu’au sein d’oasis de sobriété. Julien Dossier a son plan, muni de son dessin en noir et blanc : une « ville résiliente », faite de circuits courts et de cercles vertueux. « Le mauvais gouvernement incarne les excès du capitalisme ; le bon, le mutualisme », déclare ce consultant qui s’attache à mener ses chantiers dans de nombreuses régions : une mise en abyme de la fresque schématisée qui permet d’appliquer la grammaire de l’allégorie sur tous les territoires auprès d’un public varié.
Il y a ainsi des images qui alertent, préviennent, prêtent attention et invitent même à la bifurcation. Dans le train du retour, la lecture de la dernière interview de Pier Paolo Pasolini ramène encore vers la fresque siennoise. « Il faudra faire je ne sais quel effort afin que tous, nous regardions la même image », disait, en 1975, le poète insurgé contre « cet ordre horrible fondé sur l’idée de posséder et sur l’idée de détruire ». Cette image pourrait être celle de la fresque. « C’est vrai que nous en parlons comme si Lorenzetti venait de donner les derniers coups de pinceau aujourd’hui », reconnaît Gabriella Piccinni. Cette peinture rappelle que, « même dans la cité harmonieuse, la tristitia [la « tristesse »] peut toujours se mêler à la laetitia [la « joie »] », relève Ludivine Bantigny ; elle vient nous dire, comme le disait Pasolini, que « nous sommes tous en danger ». La fresque Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement est ainsi un appel à la vigilance car, rappellent tous ces lorenzettistes avertis, la République peut se corroder si, face à l’adversité, elle renonce à mobiliser la puissance de ses idées.
Le Monde a demandé à trois historiens, Ludivine Bantigny, Gabriella Piccinni et Patrick Boucheron, de commenter certains détails de la peinture Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement, qu’ils ont eux-mêmes choisis.
Ludivine Bantigny
Cette historienne est autrice de Que faire ? Stratégies d’hier et d’aujourd’hui pour une vraie démocratie (10/18, 112 pages, 6 euros).
- La paix. « Comment ne pas retenir d’abord la douceur infinie de cette femme si belle qui est bien plus qu’une allégorie ; la paix certes, mais sans hiératisme. Elle est de fait tout sauf figée ; allongée, légère et paisible, presque languide, sur l’estrade des vertus. Elle a vaincu la discorde et porte avec délicatesse un rameau d’olivier. Ses yeux verts regardent au loin, soucieux peut-être du futur, jamais acquis. Elle se repose, donc, mais demeure aux aguets. Et nous avons tant besoin d’elle. Je l’avoue, je la regarde souvent. »
- La robe en lambeaux d’un danseur. « Evidemment, j’aime beaucoup ce lieu de la danse qui est un moment en suspens ; l’ensemble est gracieux, plein de légèreté, les mains s’effleurent, la forme des corps en mouvement serpente doucement. Mais une inquiétude éclôt avec ces larves et ces bas de robes déchirés. L’interprétation de Patrick Boucheron à ce sujet est très marquante. Une anxiété s’impose, qui appelle à la vigilance, car la cité peut être rongée de l’intérieur si elle n’est pas absolument attentive à préserver la force et la beauté de ses valeurs – en l’occurrence la justice et l’égalité. J’aime aussi qu’au côté des danseurs figure un cordonnier : il nous dit encore une fois combien la vie réelle est présente avec densité et empêche de voir dans cette fresque une pure et simple allégorie. »
Gabriella Piccinni
Cette professeure émérite d’histoire médiévale à l’université de Sienne est autrice d’Operazione Buon Governo. Un laboratorio di comunicazione politica nell’Italia del Trecento (« Opération Bon Gouvernement. Un laboratoire de communication politique dans l’Italie du XIVe siècle », Einaudi, 2022, non traduit) et de Violences faites aux femmes. Un regard sur le Moyen Age, un ouvrage dirigé avec Anna Esposito et Franco Franceschi (UGA Editions, 2022).
- Une femme violentée. « On remarque une jeune fille portant une robe rouge voyante, tirée par deux hommes agissant en toute impunité car protégés par la Tyrannie. Deux enfants observent la scène : l’un est consterné, l’autre l’invite à regarder. La fille vêtue de rouge paie un tribut très élevé aux deux sbires. Ses bras sans défense sont abandonnés le long de son corps, ses pieds cherchent à trouver prise sur le sol, tandis que les deux hommes – l’un la regarde avec mépris dans les yeux – la tiennent fermement par les bras et la traînent, la forçant à marcher. Les regards de possession des deux hommes se croisent sur son visage effrayé. Le détail fige les instants qui précèdent un viol. Les vers de la Canzone – le chant du cartel placé sous les effets du mauvais gouvernement – nous l’expliquent clairement lorsqu’ils incluent dans la liste des méfaits entourant le tyran l’acte de sforzare, l’un des termes les plus couramment utilisés pour traduire en italien le latin per vim dans le sens moderne de “violer”. »
Patrick Boucheron
Le professeur au Collège de France, titulaire de la chaire Histoire des pouvoirs en Europe occidentale, XIIIe-XVIe siècle, est auteur de Conjurer la peur. Sienne, 1338. Essai sur la force politique des images (Seuil, 2013).
- Le cortège nuptial. « La violence faite aux femmes est déjà présente dans la ville en guerre : des soldats violentent une femme en pleine rue – je l’avais décrit ainsi dans mon livre en 2013 –, mais la machine interprétative peut continuer sur sa lancée ; pensons notamment aux femmes iraniennes. Néanmoins, je me rends compte que je n’ai peut-être pas prêté assez d’attention à la jeune épousée (ou fiancée) qui, sur son cheval, entame quelque chose comme un cortège nuptial et va de droite à gauche, à rebours du mouvement général de la fresque – qui emporte essentiellement de gauche à droite, dans le sens de lecture occidental, et suivant la plus forte pente de cette scène urbaine qui dévale vers le contado (la « campagne »), les riches aristocrates à cheval passant la porte. »
« Et si la jeune fille se dirigeant vers le coin gauche de la pièce partait accomplir des noces mystiques avec le bien commun ? Ce noble vieillard paraît tout de même bien plus âgé qu’elle… C’est mon ami Eric Bourdonneau, spécialiste de l’art khmer, qui m’a mis sur cette piste, à partir de sa connaissance de l’hindouisme et de l’union des divinités. Il propose de voir la jeune femme offerte à la commune comme une “figure de la circulation du sens”. Dans ce cas, l’expansion champêtre du cortège nuptial vers le contado avec les chasseurs et leur oiseau de proie trahit l’interprétation proprement divergente : si ce n’était pas un mariage, mais un rapt et un viol ? »