À quoi jouent donc Israël et l’Iran ?
Bien plus risqué qu’un duel à fleurets mouchetés, mais on reste tout de même en deçà d’un embrasement général : ainsi se présente le singulier échange de tirs de bombes volantes auquel s’adonnent, depuis quelques jours, ces deux puissances régionales. Chacune à son tour, elles viennent de prouver qu’elles ont le bras long et qu’elles peuvent, à tout moment, atteindre l’autre dans ses murs. Une fois consignée cette double et spectaculaire première, toutes deux ont cependant pris soin de ne pas dépasser les bornes, de ne pas commettre l’irréparable. Pratiquement envoyés au sacrifice le week-end dernier, du moment que l’annonce de leur largage était claironnée sur tous les toits, les drones et missiles iraniens ont néanmoins livré le message dont ils étaient porteurs ; ils ont donné à réfléchir sur les résultats qu’aurait un remake de cette attaque en plus massif, en plus soudain surtout.
Non moins subtile, et même sibylline, se veut la riposte israélienne survenue dans la nuit de jeudi à vendredi, car pas plus que le raid meurtrier du 1er avril sur le consulat iranien à Damas, elle n’a été revendiquée ; pour avoir vendu la mèche sur les réseaux sociaux, pour l’avoir jugée honteusement clémente, un ministre d’extrême droite s’est d’ailleurs vu accuser de compromettre la stratégie de l’État hébreu. Le plus stupéfiant n’est pas là cependant, mais dans l’application que met l’Iran à jouer le jeu. À souscrire à cette ahurissante loi de l’omerta. À conserver bien au chaud ce qui n’est qu’un secret de Polichinelle. À se garder de mettre en cause Israël, ce qui entraînerait l’obligation de riposter sous peine de perdre la face. Mais est-elle vraiment sauve, la face, quand on voit la République islamique se féliciter des dégâts négligeables causés par une attaque de drones d’origine inconnue visant la région d’Ispahan, où sont demeurées intactes ses installations nucléaires ?
En attendant d’y voir plus clair, une aussi surréelle situation ne saurait s’expliquer que par l’énorme pouvoir de persuasion – sinon de contrainte – que détient Washington sur ses amis comme sur ses ennemis, pour peu qu’il veuille bien l’exercer. Les États-Unis ont certes pris une part active, et même essentielle, dans la neutralisation des légions de missiles ciblant Israël. À cette fin, ils ont même concrétisé en grande partie le vieux projet d’une alliance militaire et sécuritaire regroupant sous leur propre ombrelle l’État juif et des royaumes pétroliers du Golfe, ainsi que la Jordanie. En revanche, les Américains ont clairement signifié à Benjamin Netanyahu, qui rêve d’élargir le conflit de Gaza et d’y embarquer le camp occidental, leur refus catégorique de s’associer à toute action militaire contre l’Iran.
Le plus remarquable est que Joe Biden n’est guère seul à tenter de désamorcer une poudrière qui, s’ajoutant à la déjà fort périlleuse guerre d’Ukraine, multiplierait les risques d’une confrontation à l’échelle planétaire. À l’ONU comme en Europe, en Russie, en Chine et dans le monde arabe, ce ne sont ainsi que pressants appels à la retenue et à la désescalade. Tout cela est fort bon pour la tranquillité du monde ; mais à se braquer de la sorte sur les seules passes d’armes entre Tel-Aviv et Téhéran, n’en oublie-t-on pas le fond, l’essence même de la crise, à savoir le dossier de Palestine ? C’est ce que laissent craindre les rumeurs insistantes selon lesquelles Israël n’aurait cédé sur l’Iran qu’en échange d’un feu vert US pour l’assaut contre la ville de Rafah. Plus de six mois après le début de l’expédition contre Gaza, et en attendant peut-être l’heure de passer sa rage sur le Liban-Sud, voilà qui offrirait à Netanyahu son tout premier trophée.
Loin cette fois de toute rumeur ou spéculation, révoltante de partialité est l’impasse que s’obstinent à faire les États-Unis sur le plein accès du peuple palestinien au concert des nations. Car, bien que se disant favorable à la solution de deux États, l’Amérique attend de voir Israël y acquiescer par la négociation, avant que de passer elle-même au stade de la reconnaissance ; aussi vient-elle de bloquer par veto l’adhésion entière des Palestiniens à l’ONU, où ils ne figurent qu’au titre d’observateurs.
Par-delà leur légitime révolte, ils ne risquent pas pour autant de s’ennuyer dans le palais de verre de Manhattan : que d’assassines duplicités il y reste encore à observer !
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