Vaguement rassuré sur le sort de sa petite famille, à une époque où le Liban était persuadé que la guerre ne durerait pas, qu’un arrangement serait toujours possible, son père était allé chercher fortune en Arabie saoudite. Il avait créé une petite entreprise qui commençait à prendre. Ce n’était pas un pays où l’on installerait sa femme et son enfant, disait-il. Le Liban, même en guerre, lui semblait plus propice à l’épanouissement des deux. Lui-même vivait comme un sacrifice son aventure à l’étranger, dans ce pays encore désert et désertique.
Plus tard, sur le fil d’une vie rythmée par les retours du père et les intermittences de la guerre, Nour a fait les meilleures études dans un collège qui n’avait rien cédé à la parenthèse débilitante des bombardements. Durant les trêves, il a joué au foot dans le terrain vague, avec les enfants du quartier, sa mère sur la véranda. Il se souvient de l’odeur des herbes sauvages qui poussaient au pied de la vieille enceinte. Il se souvient du scorpion qu’ils avaient découvert une année, aux vacances de Pâques, parmi les capucines. Presque tous les soirs, après les devoirs, et s’il y avait de l’électricité, on allumait la télévision pour savoir s’il y aurait école le lendemain. Sinon le transistor crachouillait, sous le chuintement d’une lanterne à gaz, quelques informations informes entrecoupées d’alertes dont il n’oublierait jamais le jingle glaçant. Il se passait toujours quelque chose, quelque part, tout près ou plus loin. Quand c’était calme, la vie manquait tout à coup d’intérêt. Plus tard, adolescent, il rejoignait des amis à l’autre bout de la ville et promettait à sa mère, en l’absence de téléphone, de dormir sur place si ça « bardait ». D’où est venu ce mot, se demande-t-il à présent. Il ne l’a jamais plus entendu, dans aucun autre contexte. C’est presque un mot libanais.
Certains soirs, parents et enfants de la même rue, réunis dans une même pièce, faisaient la fête pour rien. Il y avait de la musique, des plats mijotés avec talent, une joie inexplicable. Peut-être le seul fait d’être ensemble, si nombreux, procurait-il un sentiment de sécurité. Peut-être aussi buvait-on trop pour oublier. Avec sa robe ambrée comme une flamme réconfortante, le whisky était l’alcool le plus populaire. On jouait aux cartes ou à des jeux de plateaux, Monopoli interminables, Risk métaphoriques. On était riche, d’une certaine manière. La livre offrait un solide pouvoir d’achat, et le nerf de la guerre était bien tendu. Mais il n’y avait rien à acheter. Le seul art de vivre possible était celui de recevoir, « comme avant », dans le plus petit périmètre possible. Sortir l’argenterie et mettre la table des grands soirs. Nour avait un voisin qui l’initiait à des lectures vertigineuses. Dans son panthéon, Céline remplace désormais Balzac. Il découvre Joseph Roth, ses romans crépusculaires qui le réconcilient avec le crépuscule ambiant. Le roman noir américain, le hard-boiled, les Raymond Chandler, les Dashiel Hammett. Il écoute des concertos de Bartok, fume des joints pour faire comme les autres. Il dit que ça ne lui fait rien. Sauf une nuit où il a cru mourir de froid, un blizzard soufflant dans ses oreilles.
Nour est de passage à Beyrouth. Il habite en Arabie saoudite où il a repris l’affaire de son père. Dans l’appartement où il a grandi, où s’entassent les livres et les musiques qui l’ont construit, vivent sa femme et son fils. Lui ne sait pas où il vit. On lui a recommandé de « rentrer » au plus vite. Hier après-midi, il est allé errer dans la ville chaotique. Il a vu ce petit regain, les nouveaux restaurants, les boutiques conceptuelles. Des mendiantes l’ont harcelé, il a été généreux. La vie à hauteur d’homme. Guerre ou pas, il porte Beyrouth comme un amputé son membre fantôme. Il a besoin de cette Babylone en lui pour ne pas se perdre.